Le principe de précaution : de nouvelles sources d'inquiétude pour les fabricants

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Sylvie Gallage-Alwis et Constance Tilliard, Avocates à la Cour, Hogan Lovells ParisSylvie Gallage-Alwis et Constance Tilliard, toutes deux avocates chez Hogan Lovells Paris, nous livrent ici leur analyse quant à l'impact du principe de précaution sur les fabricants.

Le 19 février 2013, le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) et l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) ont publié un rapport intitulé "State of the Science of Endocrine Disrupting Chemicals". Selon ce rapport, de nombreuses substances chimiques synthétiques dont les effets perturbateurs sur le système endocrinien n’ont pas été testés pourraient avoir des conséquences non négligeables sur la santé. Un mois plus tard, le 18 mars 2013, l’Agence Nationale de Sécurité Sanitaire de l'Alimentation, de l’Environnement et du Travail (ANSES) annonçait dans son programme de travail pour 2013 la publication d'une évaluation des risques liés aux perturbateurs endocriniens. Si aucun de ces organismes n'est allé jusqu'à exiger l'interdiction des substances chimiques soupçonnées par les autorités, les débats annexes ont immédiatement tourné autour de l'application qui devrait être faite du principe de précaution.

Le principe de précaution a d’abord été posé dans des traité internationaux, tels les principes de la Conférence de Rio en 1992 ou le Traité de Maastricht. Il a été introduit en droit français à l'article L. 110-1 du Code de l’Environnement et au travers de la Charte de l’Environnement à valeur constitutionnelle depuis 2005. Cette dernière définit ce principe ainsi : "lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d'attribution, à la mise en œuvre de procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage".

Si la formule “grave et irréversible” pouvait laisser penser à une application limitée, ces dernières années ont montré qu’au contraire, ce principe est utilisé de façon croissante comme un prétexte ou un bouclier par les autorités françaises et les Tribunaux. C'est ainsi que l'Etat français a largement encouragé l'application de ce principe ces derniers mois, notamment au travers de sa résolution n° 837 du 1er février 2012 qui dispose que "bien que de nature provisoire, les mesures de précaution doivent être maintenues tant que les travaux scientifiques demeurent incomplets, imprécis ou non concluants et tant que le risque est réputé suffisamment important pour ne pas accepter de le faire supporter à la société, leur maintien dépendant de l’évolution des connaissances scientifiques et techniques, à la lumière de laquelle elles doivent être régulièrement réévaluées". Cette résolution était précédée d'une demande de l'Assemblée Nationale, dans un rapport d'information du 17 novembre 2011, tendant à voir édictée une loi définissant de façon claire le principe de précaution, notamment dans le domaine de la santé. Parallèlement, le nombre d'interdictions de substances prononcées par l'Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des Produits de Santé (ANSM) a explosé et surpris les industriels des secteurs concernés. On ne compte en outre plus le nombre de rapports scientifiques commandés au fil des accusations d'associations de victimes ou des médias (rapports sur les produits phytosanitaires, les nanomatériaux ou les perturbateurs endocriniens…).

C'est désormais au niveau européen que des encouragements à l'application du principe de précaution se font entendre. L'Agence Européenne de l'Environnement (AEE) a ainsi publié en janvier 2013 un rapport de 750 pages sur la mise en œuvre du principe de précaution intitulé "Signaux précoces et leçons tardives", volet n° 2. Un premier volet avait été publié en 2001. Il s'attachait à présenter une vision historique de l'utilisation ou plutôt de l'absence d'utilisation suffisante, selon ses auteurs, du principe de précaution entre 1896 et 2000. L'accent était alors mis sur des cas où les signes de risques liés à certaines substances avaient été ignorés jusqu'à l'apparition de dommages pour la santé et l'environnement.

Ce deuxième volet a pour but d'encourager les autorités nationales à appliquer ce principe dès l'apparition de "signes avant-coureurs".

L'AEE se dote à ce titre d'arguments forts. Elle tente ainsi de démontrer le bien-fondé de sa recommandation en indiquant avoir analysé 88 cas d'interdictions étatiques prises sous couvert du principe de précaution et démontrant que 84 de ces interdictions se seraient ensuite révélées fondées. L'AEE prétend que ces exemples démontrent que l'application de ce principe ne freine dès lors pas l'innovation mais au contraire l'encourage. Elle ajoute que ne pas appliquer le principe de précaution peut avoir des répercussions économiques beaucoup plus importantes que de l'appliquer immédiatement, même si la science vient ensuite à prouver l'innocuité du produit ou de la substance. Ce rapport aborde sans conteste de façon très directe les principales critiques qui sont faites à l'égard de ce principe. Cette approche qui peut certes être saluée en ce qu'elle n'évince pas le débat trouve néanmoins ses limites dans le rapport même.

Selon l'AEE, si une plus grande utilisation du principe de précaution doit réduire tout risque potentiel lié à des technologies dont les effets ne sont pas encore entièrement connus, il ressort cependant de l'étude de notre société que les consommateurs et travailleurs sont exposés à de multiples substances aux effets potentiellement néfastes si bien qu'il est difficile de s'assurer de la dangerosité ou de l'innocuité d'un seul agent pris de manière isolée.

Ce constat rend par lui-même la recommandation de l'AEE d'interdire des substances dès qu'il existe une incertitude scientifique disproportionnée et propre à freiner toute innovation. En effet, si l'on suivait la logique de l'AEE jusqu'au bout, toutes les substances devraient être interdites jusqu'à l'obtention de conclusions scientifiques certaines relatives non seulement à ces substances prises individuellement, mais aussi lorsqu'elles sont combinées. Le principe de proportionnalité serait alors totalement écarté alors même qu'il fait partie de la définition constitutionnelle du principe de précaution. Il sera dès lors particulièrement intéressant d'observer les suites que pourront donner à cette étude les autorités nationales.


Sylvie Gallage-Alwis, Avocat à la Cour / Solicitor in England & Wales, et Constance Tilliard, Avocat à la Cour, Hogan Lovells (Paris) LLP


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