Le droit de la responsabilité du fait des produits a connu un développement considérable en France depuis une vingtaine d'années en réponse à un triple phénomène, de communautarisation de notre droit, de globalisation des marchés et de régulation de l'activité économique.
Par Thomas Rouhette et Cécile Derycke, Hogan Lovells LLP
D'un droit à l'origine jurisprudentiel , la responsabilité du fait des produits trouve aujourd'hui ses sources dans un ensemble de réglementations de nature sectorielle. Le droit de la responsabilité du fait, par exemple, des produits alimentaires ou cosmétiques repose ainsi autant sur la réglementation nationale et surtout communautaire que sur le dispositif de transposition en droit interne de la directive du 25 juillet 1985 sur la responsabilité du fait des produits défectueux.
Ce droit devient en outre transversal et pluridisciplinaire. Il connaît en particulier une tendance à la pénalisation qui s'inscrit dans un souci de plus en plus marqué de sécurité générale des produits mis sur le marché et de protection des consommateurs. Cette tendance fait peser une exposition accrue sur les fabricants, en termes d'image notamment.
Cet objectif de protection des consommateurs tend également à assouplir les critères traditionnels de la responsabilité civile. Des décisions récentes ont ainsi retenu une responsabilité du fait de produits de santé . De même, nonobstant l'absence de toute indication scientifique permettant de conclure à la nocivité éventuelle des ondes électromagnétiques, les tribunaux ont pu recourir au principe de précaution pour ordonner le démantèlement d'antennes relais .
Ces derniers développements (pénalisation, assouplissement du lien de causalité, principe de précaution) sont largement spécifiques à la France. Dans un contexte de plus international (où la responsabilité du fait des produits est soumise à des règles de conflit de lois particulières ), cette évolution tend à rompre l'équilibre pourtant nécessaire entre intérêts des fabricants et des consommateurs, au profit de ces derniers.
La réglementation alimentaire et la responsabilité du fait des produits
La réglementation ajoute ses règles propres à celles du droit commun de la responsabilité et du droit de la consommation, lorsqu'il s'agit de rechercher une responsabilité liée à la mise sur le marché d'un aliment défectueux. Ces trois séries de textes forment un ensemble imbriqué et cohérent, la réglementation apportant une réponse pratique là où le droit se contente de prescriptions générales. A l'inverse, les grands principes du droit deviennent précieux lorsque la réglementation est muette, imprécise ou contradictoire.
La réglementation alimentaire comporte, en droit communautaire et en droit national, de multiples règles dérogatoires du droit commun pour constater l'existence d'un défaut d'un aliment, pour déterminer les conditions dans lesquelles il peut être qualifié de sûr.
Par ailleurs, quelques concepts juridiques propres à la réglementation alimentaire ont une incidence directe sur la détermination des responsabilités, comme par exemple celui d'entreprise placée sous contrôle, qui implique une responsabilité accrue. La double culture, juridique et réglementaire, est ainsi essentielle pour les dossiers d'aliments défectueux.
Qui sera la "personne responsable" des produits cosmétiques de demain ?
L'industrie cosmétique, qui est soumise à un contrôle accru des autorités françaises et qui connaît un nombre croissant de rappels de produits, doit désormais se préparer au nouveau Règlement 1223/2009 du 30 novembre 2009. Ce Règlement, dont l'objectif est la protection des consommateurs, contient en effet de nombreuses nouveautés dont la désigna tion d'une "personne responsable" qui garantira la conformité au Règlement des produits mis sur le marché. Cette personne devra être établie dans la communauté et répondre de toute non-conformité car c'est elle qui aura accès à toutes les informations relatives aux produits qu'elle garantit. Son nom sera ainsi inscrit sur les emballages des produits afin que les consommateurs et les autorités puissent l'identifier et la questionner.
Si la désignation de cette personne est déjà en soi un sujet épineux, de nombreuses questions connexes se posent. Parmi elles, la garantie de la confidentialité des formules et secrets de fabrication que les sous-traitants ne voudront pas toujours partager, les transferts de responsabilité en cas de non-conformité d'un ingrédient et le rôle de l'évaluateur de sécurité. La sensibilité de ces questions est telle qu'un nouveau métier est apparu dans le secteur. Des entreprises dont l 'objet sera d'être "personne responsable" pour les industriels voient ainsi le jour.
La pénalisation de la sécurité des produits
L'augmentation continue du risque pénal encouru par les professionnels au titre de la sécurité des produits qu'ils fabriquent ou mettent sur le marché tient d'abord à la diversité et à la complexité des obligations mises à leur charge. Le Code de la Consommation leur impose des obligations lourdes, telles que l'obligation de sécurité, d'autocontrôle et de suivi . L'obligation de sécurité, si elle n'est assortie d'aucune sanction spécifique, est susceptible de mettre en jeu la responsabilité pénale des professionnels sur le fondement des incriminations de droit commun (délits d'homicide involontaire, atteinte involontaire à l'intégrité physique d'autrui, exposition directe d'autrui à un risque immédiat) et du droit pénal de la consommation (tromperie, notamment). On observe en outre depuis plusieurs années une profusion des règlementations spécifiques par catégories de produits, notamment dans les secteurs chimique et alimentaire , édictant des obligations dont le non-respect est susceptible d'être sanctionné pénalement pour plusieurs d'entre elles.
La pénalisation de la sécurité des produits tient également à la diversité des acteurs susceptibles de mettre en jeu la responsabilité des producteurs. Consommateurs et associations de consommateurs recourent plus souvent à la voie pénale. Ils sont aidés en cela par le Parquet ou le Juge d'Instruction qui mènent les investigations nécessaires sur la base de règles procédurales destinées à favoriser la répression des infractions. La recherche et la constatation de ces infractions sont également facilitées par l'existence d'autorités et d'administrations spécialisées, telles la DGCCRF.
Quand la justice ignore la science...
Depuis un revirement opéré en 2008 , les juges du fond ont la possibilité de retenir l'existence d'un lien de causalité entre un produit de santé et un dommage à l'aide de présomptions de fait en ignorant largement la littérature scientifique sur le sujet.
Pour évaluer la causalité, les juges tiennent compte d'éléments purement individuels tels que la proximité temporelle entre l'administration du produit et l'apparition de la pathologie. Source d'incohérences, cette jurisprudence attribue aux juges l'aberrante liberté de trouver une causalité individuelle là où les études scientifiques globales n'ont pas confirmé de lien.
On peut dès lors s'interroger : une telle preuve, ignorant les données globales de la science,
Une autre jurisprudence pose cette même question de la preuve, sous un angle différent . Dans une affaire désormais célèbre, plusieurs médicaments comportaient une molécule responsable de malformations fœtales et la demanderesse n'avait pas établi lequel d'entre eux avait été administré. La Cour de Cassation a considéré qu'il "appartenait à chacun des laboratoires de prouver que son produit n'était pas à l'origine du dommage", mettant ainsi la charge de la preuve sur les défendeurs et s'écartant de nouveau des prescriptions de la Directive précitée.
Le principe de précaution : l'exemple des antennes relais
Depuis que le principe de précaution a valeur constitutionnelle, les pouvoirs publics peuvent mettre en œuvre des "procédures d'évaluation des risques" et adopter des mesures afin de prévenir la réalisation d'un dommage pouvant affecter l'environnement . C'est dans ce cadre que s'inscrit notamment le débat public sur les nanotechnologies qui s'est déroulé entre octobre 2009 et février 2010.
Dans les domaines où il n'a pas reçu de consécration légale, notamment celui de la santé, le principe de précaution est utilisé par les juges pour justifier certaines de leurs décisions. Ainsi, bien qu'il ne soit toujours pas établi scientifiquement que les ondes électromagnétiques puissent présenter un danger pour la santé, des juridictions ont ordonné le démantèlement d'antennes relais au motif qu'il n'y avait aucune certitude sur l'innocuité de ces installations.
L'Académie Nationale de Médecine a dénoncé une "erreur scientifique" affectant ces décisions et s'est inquiétée de l'utilisation intempestive du principe de précaution . Face à ces développements contradictoires, François Fillon a organisé une table ronde ainsi que des expérimentations dans 238 communes afin d'examiner les risques potentiels des ondes électromagnétiques. Les résultats de ces expérimentations ne sont pas encore connus.
La Convention de La Haye sur la loi applicable à la responsabilité du fait des produits
La responsabilité du fait des produits fait l'objet de régimes juridiques nationaux distincts même s'ils connaissent une uniformisation croissante au sein de l'Union Européenne. En présence d'un dommage en lien avec plusieurs pays, le juge déterminera la loi applicable en fonction des règles de conflit de lois, dont certaines sont issues de la Convention de La Haye sur la loi applicable à la responsabilité du fait des produits du 2 octobre 1973 .
Ces règles de conflit sont conçues pour désigner la loi ayant le lien le plus étroit avec la situation et prend en compte les prévisions du fabricant, qui peut s'opposer à l'application de la loi d'un pays s'il ne pouvait raisonnablement prévoir que son produit serait commercialisé dans ce pays . Prenons l'exemple d'un produit fabriqué par une entreprise belge et acheté en Allemagne par une personne résidant en Italie et donnant lieu à un dommage en France. Les tribunaux français appliqueront en l'espèce le droit belge en vertu de l'article 6 de la Convention, sauf à ce que la victime ne demande l'application de la loi française en tant que loi du lieu du dommage.
Cette Convention a inspiré l'article 5 du Règlement "Rome II" qui vise à déterminer la loi applicable à la responsabilité du fait des produits. Malgré l'entrée en vigueur de ce Règlement, la Convention demeurera applicable devant le juge français jusqu'à son éventuelle dénonciation par la France .