Pour ceux qui pensent que les États doivent être rappelés à leurs obligations de lutte contre le changement climatique et qu’il incombe au juge de leur enjoindre d’accélérer en permanence leur transition écologique, l’arrêt du 9 avril « Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse » (n° 53600/20) de la Cour européenne des droits de l’homme (« CEDH ») est une victoire historique. Pour ceux qui s’interrogent sur le rôle du juge lorsqu’il est amené à apprécier une politique nationale, cet arrêt est problématique. Il a toujours été admis, ce qui est maintenant inscrit dans le Protocole n°15 additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme (« CEDH »), que la Cour doit respecter le principe de « subsidiarité » en laissant aux États une marge d’appréciation sur les choix politiques les plus appropriés. Ce que n’a pas fait la Cour dans l’arrêt du 9 avril susvisé.
Un procès pour dénoncer « l’inaction » climatique de la Suisse
Des femmes suisses âgées et leur association « les Aînées pour le Climat » avaient saisi la CEDH, après avoir épuisé les voies de recours internes devant leurs juridictions nationales les ayant déclarées irrecevables en leur action contre la Suisse pour insuffisance de sa politique climatique. Le gouvernement suisse avait fait valoir devant la Cour européenne que le plan national d’accélération de la réduction de gaz à effet de serre avait été rejeté par référendum. En outre, il était en train d’élaborer un nouveau plan, cette fois-ci susceptible de recueillir l’assentiment d’une majorité de la population.
On aurait pu imaginer que la Cour en tienne compte, considérant qu’il ne lui appartient pas de s’ingérer dans les affaires politiques suisses en contredisant un vote populaire. Elle aurait pu, sur le fond, tenir également compte du fait que le climat ne figure pas dans la CEDH et qu’elle ne peut donc créer un droit à l’environnement absent de ce traité. Mais la Cour a préféré balayer d’un revers de la main ce double argument soulevé par le gouvernement suisse et les autres gouvernements intervenus à l’instance.
La réduction à une peau de chagrin de la marge d’appréciation des États
Parmi les limites que doit s’assigner la CEDH figure la subsidiarité. Ce principe est interprété de deux façons : d’une part, il signifie que les juridictions nationales ont la responsabilité primaire d’assurer l’effectivité des droits garantis par la CEDH, le recours à la Cour européenne n’étant que subsidiaire. D’autre part, la subsidiarité a pour vocation d’assurer le respect de la séparation des pouvoirs entre juges et pouvoir politique.
La subsidiarité suppose, suivant le considérant habituel, que la Cour laisse « une large marge d’appréciation […] aux autorités nationales selon leur propre système juridique et leurs traditions et compte tenu du niveau de vie ». Or la Cour n’a jamais véritablement respecté cette ligne de conduite : la marge d’appréciation des États porte sur des aspects mineurs comme la fixation des indemnités dues en cas de violation d’un droit garanti par la Convention (arrêt « Shmelev et autres » du 17 mars 2020, n°41743/17).
Ce constat peut être fait concernant l’arrêt sur « les Aînées pour le Climat » : la Suisse s’est vu dénier toute marge d’appréciation sur le rythme de sa transition écologique. Selon l’arrêt, elle ne recouvre sa liberté politique que pour décider de la nature des mesures à prendre, la Cour n’ayant de toute façon pas la compétence technique pour ce faire.
Du Conseil d’État à la CEDH, une même volonté de contrôler les politiques nationales
Cet arrêt n’est pas sans évoquer les arrêts du Conseil d’Etat « Commune de Grande Synthe » (dont le dernier en date est du 10 mai 2023, n° 467982) : sur recours d’Oxfam France, Greenpeace France, Notre affaire à tous, etc., la haute juridiction administrative avait ordonné à l’État français d’accélérer le rythme de la transition climatique et de lui soumettre dans un délai donné un bilan de l’efficacité des mesures nouvelles prises à cette fin.
Dans le même esprit, en sens inverse, le Conseil d’Etat avait censuré l’administration pour sa réforme de l’allocation-chômage, estimant que l’État devait en ralentir le rythme. Dans un arrêt du 22 juin 2021 (n° 452210), le juge des référés avait purement et simplement décidé que la réforme de l’allocation-chômage allait trop vite et en avait suspendu l’application jusqu’à nouvel ordre. Cette suspension était motivée par les « incertitudes » pesant sur « l'évolution de la crise sanitaire » et donc sur « les conditions du marché du travail ».
Pour une réhabilitation de la subsidiarité et du principe de la séparation des pouvoirs
Il n’est pas sans intérêt de rappeler que c’est précisément parce que certains arrêts de la CEDH avaient méconnu le principe de subsidiarité qu’à l’initiative du Royaume-Uni, le Protocole n°15, entré en vigueur le 1ᵉʳ août 2021, a été annexé à la Convention.
Ce Protocole a modifié le Préambule de la Convention pour y insérer le considérant suivant « Affirmant qu’il incombe au premier chef aux Hautes Parties Contractantes, conformément au principe de subsidiarité, de garantir le respect des droits et libertés dans la présente Convention et ses protocoles, et que, ce faisant, elles jouissent d’une marge d’appréciation, sous le contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme instituée par la présente Convention ».
Le gouvernement britannique avait en effet été ulcéré quand, dans un arrêt « Hirst » du 6 octobre 2005 (n°74025/01), la Cour avait condamné le Royaume-Uni pour avoir prévu l’interdiction du droit de vote des détenus condamnés à la peine de perpétuité. Il avait donc promu l’inclusion de la subsidiarité de manière expresse dans la Convention.
La Cour européenne n’en a pas moins continué de faire primer une conception restrictive de la marge d’appréciation des États dans des affaires touchant pourtant à la sécurité nationale. Ainsi, alors que gouvernement français invoquait la nature d’acte de gouvernement du refus de rapatrier des individus ayant rejoint Daech en Syrie et qui pouvaient être jugés sur place pour les exactions qu’ils avaient commises, la France a été condamnée. Par l’arrêt du 14 septembre 2022, H. F. et autres (n°24384/19 et 44234/20), la Cour a considéré que la France avait violé l’article 3, §2, du Protocole n°4 garantissant le droit d’entrer sur le territoire de l’État dont on est ressortissant. Ce qui contraignait le gouvernement français à se soumettre à un contrôle juridictionnel pour tout refus opposé.
De même, dans un arrêt du 13 juin 2022, « N.S.K. c. Royaume-Uni » (n°28774/22), la Cour a suspendu le refoulement d’un ressortissant irakien vers le Rwanda avec lequel le gouvernement britannique avait conclu un partenariat pour que les demandes d’asile puissent être transférées au Rwanda, et non pas être examinées par le Royaume-Uni. Les pouvoirs publics britanniques ont réagi puisque le Parlement vient d’adopter fin avril 2024 une loi validant cet accord migratoire (Safety of Rwanda Asylum and Immigration Act 2024 ; UK-Rwanda Treaty).
Ces affaires parmi d’autres illustrent la tendance à l’activisme des juridictions internationales en matière de droits de l’homme, y compris dans des domaines très régaliens. Ces juridictions, pour éviter la critique politique, sont appelées à pratiquer davantage le « self-restraint », en conformité s’agissant de la Cour de Strasbourg, avec le principe de subsidiarité.
Noëlle Lenoir, associée chez Noëlle Lenoir Avocats