Le fait du droit

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Tribune de Joël-Benoît d'Onorio, Professeur des Universités, directeur de l’Institut Portalis de la Faculté de Droit d’Aix.

« Il ne faut toucher aux Constitutions que d’une main tremblante ». Ce célèbre adage ne s’applique pas seulement aux constituants lors des révisions constitutionnelles mais aussi aux commentateurs dont la plume doit être tout aussi retenue, surtout quand ils se piquent de disserter sur une Constitution étrangère.

Un récent article d’un éminent professeur de droit privé et avocat d’affaires propose, en dénonçant « le fait du prince » (Le Monde du Droit du 17 novembre), une analyse de la Constitution monégasque qu’un simple professeur de droit public a du mal à partager en ne s’en tenant qu’au fait et au droit.

En effet, contrairement aux apparences médiatiques, il n’y a pas du tout de concentration des pouvoirs dans les mains du Prince à Monaco. Certes, le Souverain est le détenteur originaire des trois pouvoirs exécutif, législatif et judicaire puisqu’il en fut ainsi dès la fondation de la Principauté dont le gouvernement resta de type paternaliste jusqu’au début du XXe siècle, selon les modèles monarchiques d’alors. Mais, depuis la première Constitution octroyée en 1911 par Albert Ier de sa propre initiative, le monarque s’est défait de nombreuses compétences au profit des élus du peuple qui forment le Conseil national. Le même mouvement s’est amplifié vers un authentique équilibre des pouvoirs avec la seconde Constitution, promulguée en 1962 puis modernisée en 2002 par Rainier III en accordavec les élus de son temps. Les successeurs de ces derniers, démocratiquement choisis par leurs concitoyens, sont désormais les véritables législateurs du pays puisqu’il leur revient de débattre librement des projets de loi, de les amender puis de les adopter sans que le pouvoir exécutif puisse écarter leurs amendements. Puisqu'il n’y a pas d’article 49.3 à Monaco pour forcer la main des législateurs, ce n’est que par de patientes discussions et d’habiles compromis que les deux pouvoirs parviennent à s’entendre sur des textes.

Si le Prince, à travers son Gouvernement, a seul compétence pour déposer des projets de lois, les élus nationaux ont celle d’émettre des propositions de loi, à charge pour le Gouvernement de les transformer en projets, sauf à s’en expliquer devant le Conseil national où quiconque qui suit de près les débats peut constater que l’exécutif n’a pas toujours la tâche facile… Les élus sont même souvent intrusifs dans la politique du Gouvernement princier avec lequel les périodes de tension ne sont pas rares. D’où les rappels épisodiques du Souverain – l’actuel comme le précédent – pour souligner à juste titre que c’est bien au pouvoir exécutif, et donc à lui, que la Constitution a confié l’administration du pays. Le régime a instauré une répartition des fonctions et non leur confusion ni même leur cogestion. C’est dire que le Prince n’intervient dans le processus législatif qu’en amont par l’initiative des lois et en aval par leur promulgation, privilège commun à tous les autres chefs d’État. Il conserve toutefois son droit de veto… qui n’a plus été utilisé depuis 1962 ! Il en va de même pour son droit de dissolution du Conseil national. Des Français ont-ils des leçons à donner à cet égard ?...

S’agissant du pouvoir judiciaire qui, ces derniers jours, fait l’objet de quelques suspicions concertées, s’il appartient nominalement au Prince à titre originaire, il est entièrement délégué depuis plus d’un siècle aux cours et tribunaux dont la justice est simplement rendue au nom du Souverain puisque, à Monaco, la souveraineté est historiquement princière et non populaire. Le Prince n’intervient donc pas non plus dans les prétoires ni dans les délibérés mais, comme dans la plupart des pays, il lui incombe de nommer les juges qui, là comme ailleurs, ne le sont pas de droit divin. Comme en France, le Haut Conseil de la Magistrature de la Principauté – dont, à côté de magistrats locaux, font aussi partie des juristes français sans autres fonctions ni responsabilités sur place – étudie les dossiers des candidats, auditionne les intéressés et transmet leur classement au Prince aux fins de nomination. Si les magistrats français étaient vraiment mal à l’aise avec ce système, pourquoi seraient-ils toujours aussi nombreux à y faire acte d’intégration, voire rechigner à le quitter?...

Quant au Tribunal suprême, actuellement objet d’un émoi aussi subit que surprenant, le choix de ses membres ne procède pas des faveurs d’un autocrate mais des propositions de noms de juristes confirmés faites par des grands corps de l’État (Conseil national, Conseil d’État, Conseil de la Couronne, Cour d’appel et Tribunal civil de Première Instance) à raison de deux pour un siège. La Constitution laisse certes au Prince la possibilité de demander une nouvelle présentation de candidats si certains ne lui agréent pas… mais on ne se souvient pas que ce soit déjà arrivé ! Le président du Tribunal suprême est choisi par le Prince parmi ses membres, tout comme le Président de la République choisit discrétionnairement le président du Conseil constitutionnel sans qu’on s’en indigne. Pourquoi donc ceux qui, de loin,  s’inquiètent des nominations judiciaires monégasques ne s’interrogent-ils pas sur le système français, notamment au Conseil constitutionnel où sont souvent promus (ou placés) des politiciens non-juristes dont la seule qualité est d’être des amis des autorités de nomination dont ils auront à juger de la constitutionnalité des textes ?

Un procès individuel ne doit pas conduire à un procès de la Justice. Ou bien oserait-on insinuer que nos collègues français juges suprêmes à Monaco pourraient être des courtisans ?... On peut discuter une jurisprudence sans remettre en cause sa juridiction. Mais on ne peut pas extrapoler à partir d’un cas isolé (sur le fond duquel on n’a pas à se prononcer ici) et en conclure à l’absence de procès équitable en Principauté au motif qu’un plaignant n’a pas obtenu satisfaction devant le Tribunal. Seuls de rares actes princiers échappent à son jugement, comme il en va des actes de gouvernement. Mais la plupart sont contestables en justice et, s’il n’y a pas d’autres recours, c’est précisément parce que ce Tribunal est suprême !

À la vérité, l’inviolabilité juridique et l’irresponsabilité politique du Souverain semblent tracasser ceux qui ont du mal à digérer la figure constitutionnelle du chef de l’État monégasque qu’ils rêvent d’aligner sur l’uniformité honorifique de ses homologues du nord ou du sud de l’Europe. Nos grands démocrates ne peuvent supporter une autre conception de la démocratie que la leur. Ils s’abritent sous de prétendus grands principes européens dont certains « experts » font une interprétation exclusivement parlementariste, comme s’ils ignoraient qu’il existe d’autres types de régimes tout aussi démocratiques, y compris de nature mixte, dont la France est le meilleur exemple… avec Monaco ! En 2015, le Rapport Xuclà du Conseil de l’Europe a mieux compris la spécificité des pouvoirs en Principauté qui fonctionnent à la satisfaction de tous, population et dirigeants. Aux yeux de ses sujets, le Prince les gouverne au mieux de leurs intérêts, au-dessus des contingences politiques partisanes. L’attachement authentiquement affectif et familial qu’ils portent à sa personne comme à sa dynastie est plus fort que tout. Autant dire que le Rocher n’est pas près de voir se dresser l’ombre d’une guillotine. Et les Français n’ont pas à y recycler la leur.

Joël-Benoît d'Onorio, Professeur des Universités, directeur de l’Institut Portalis de la Faculté de Droit d’Aix