Réussir son Knowledge Management

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Le Knowledge Management ou " KM " est devenu une préoccupation majeure pour tous les cabinets d’avocats du plus grand au plus petit. Même si certains cabinets plus modestes cernent encore mal la notion, ils sont concernés au même titre que les grands. Selon une enquête réalisée par Juriconnexion (la principale association de documentalistes juridiques), une des définitions les plus communément proposées pour le Knowledge Management, c’est " la valorisation du capital intellectuel de la firme ". Claire Andrews, directrice du Knowledge Management pour l’Europe et l’Asie du cabinet Cleary Gottlieb Steen & Hamilton, propose une définition plus dynamique. Pour elle le Knowledge Management c’est " donner aux avocats un accès facile aux meilleures ressources quand ils en ont besoin ".

Le Monde du Droit a voulu se pencher sur le Knowledge Management pour pouvoir inspirer les avocats et les juristes d’entreprises qui réfléchissent actuellement à ces questions et pour leur faire profiter de l’expérience et des réflexions de Claire Andrews mais également de Laurent Julienne, avocat associé et Managing Partner du cabinet Lerins Avocats à Paris. Nous avons souhaité mettre en parallèle un cabinet de dimension mondiale fort de ses générations d’existence et une structure très récente et d’une dizaine d’associés afin de démontrer que le KM n’est pas un luxe réservé aux grands mais bien un facteur clé de la vie et de l’organisation d’un cabinet quelle que soit la taille de celui-ci.

L'organisation de la mémoire et du savoir du cabinet

Lorsqu’un avocat s’apprête à rédiger un contrat, il peut choisir le modèle proposé dans une bible ou formulaire d’un éditeur juridique, il peut se reporterà un dossier précédent dans lequel il avait rédigé un document semblable, il peut
chercher le bon modèle dans la base de données sans cesse mise à jour de son cabinet. Il n’y a aucun doute sur le fait que c’est la dernière de ces trois options qui est la plus séduisante. Certaines conditions s’imposent toutefois : il faut non seulement que le document de référence soit à jour, il faut que ce document soit représentatif de ce que le cabinet peut produire de meilleur.

Les documents dont vont se servir les collaborateurs et les associés doivent être la traduction du savoir-faire accumulé par le cabinet à l’instant où ces documents sont produits. Cette volonté, a priori simple, cache une avalanche de difficultés que tous les avocats ou juristes d’entreprises cherchent à résoudre au quotidien.

Beaucoup de juristes ou de professionnels de l’information abordent le Knowledge Management par son angle technologique. La tentation existe en effet de penser qu’il suffit de constituer une base de données et que la présence de l’outil technique fera vivre le KM. Cette approche n’est que très partielle et le cabinet d’avocats qui n’élaborerait pas des procédures internes rigoureuses pendant qu’il met en place son système de KM aura la garantie d’un échec.

Le KM est l’affaire de tous qu’il s’agisse d’une équipe d’une dizaine de personnes ou d’un cabinet international de plusieurs centaines. Les critères d’appréciation de la qualité d’un document ou d’un modèle tiennent à la fois à des critères objectifs – c’est le cas de la fiabilité d’une information ou d’une clause par rapport aux textes en vigueur à un instant donné – et à des critères subjectifs internes au cabinet – quel avocat a rédigé et/ou validé le document en question.

Ces critères doivent tous être traités dans le cadre des procédures de KM mises en place par le cabinet. Ce n’est qu’à l’issue de ces procédures que le document ou modèle est intégré dans la base ou l’outil technique du cabinet pour y vivre sa vie jusqu’à la prochaine mise à jour ou au prochain remplacement. C’est donc la dimension humaine du KM qui va être décisive, la technique n’étant que l’outil de diffusion.

Dans le domaine juridique, le KM est un vrai défi. L’individualisme fréquent des avocats, la confidentialité des affaires, l’évolution permanente de la matière, sont autant de freins ou de complications à la mise en oeuvre d’un KM efficace. Cependant, les juristes n’ont pas le choix. Ceux qui ne disposent pas d’un Knowledge Management efficace ne pourront survivre dans un environnement qui devient de plus en plus concurrentiel.


De la rédaction à la méthodologie


Toujours selon l’enquête précitée réalisée par Juriconnexion, ce sont les contrats, actes, clauses et modèles qui sont intégrés en priorité dans les systèmes de Knowledge Management. Or, comme l’explique Laurent Julienne, l’enjeu dépasse la simple compilation de documents. " Les clients s’attendent à des compétences transversales. La rédaction qui était une des plus-values traditionnelles des avocats, l’est de moins en moins. Le client veut une prestation qui intègre tous les angles ", dit-il. Laurent Julienne poursuit en expliquant que le cabinet Lerins Avocats, dans sa réflexion autour du KM, a choisi une approche transversale qui identifie toutesles compétences en jeu pour traiter tel ou tel type de dossier ou transaction. C’est donc la méthodologie qui se trouve alors au coeur de la réflexion plutôt que le document. Cette démarche permet d’avoir une vision plus globale des problèmes posés et assure une meilleure réactivité de l’avocat. " Le client veut une réactivité immédiate sur les guidelines. Le cheminement du client se fait ensuite parallèlement à la réflexion de l’avocat. Notre approche du KM nous permet ça ", ajoute Laurent Julienne.

L’effort porté sur la méthodologie va améliorer la fiabilité et la réactivité du travail livré aux clients et va renforcer la cohérence des contenus transmis aux clients par les avocats d’une même équipe. Ceci va se faire dans un climat d’une plus grande sécurité et d’une plus grande confiance apportée par ce sentiment que le cabinet travaille avec le soutien de sa " doctrine interne ".

Faire remonter les informations

Bien entendu, sans une coopération de tous les intéressés à tous les niveaux, il sera très difficile de mettre en place un Knowledge Management efficace.

Le cabinet Lerins Avocats n’a pas de Knowledge Manager ni de personnel dédié au Knowledge Management mais il a réussi, avec ses moyens limités, à mettre en place des procédures efficaces et simples. Dans ce cabinet, le KM s’articule autour de plusieurs axes : des formations délivrées en interne par des spécialistes extérieurs, des réunions de veille inter et intra groupes de travail et des débriefings à la fin des dossiers. Ces trois types d’enrichissement et d’échanges vont conduire les avocats à alimenter le réseau informatique du cabinet avec de nouveaux documents et actes qui seront systématiquement validés par l’associé le plus compétent dans le domaine concerné.

" Nos procédures de veille sont efficaces et dès la prise de connaissance d’une nouveauté nous mettons à jour le document concerné. Toutefois nous ne cherchons pas à faire trop de modèles car un modèle qui n’est pas à jour est tout de suite toxique ", explique Laurent Julienne. Il faut donc calibrer ses efforts et le système mis en place par rapport aux moyens dont dispose la structure mais ceci n’empêche en rien un cabinet de petite dimension de faire un travail très efficace.

Cleary Gottlieb dispose d’une équipe dédiée au KM dans chacun de ses bureaux. Ces personnes interagissent en permanence car les avocats doivent non seulement savoir ce qui se passe localement et doivent également pouvoir bénéficier de l’expérience internationale de la firme. Selon les pays, l’équipe de KM va également travailler de façon étroite avec les équipes de documentation pour qu’à chaque instant les ressources externes puissent venir enrichir le savoir interne. Bien que basée à Londres, Claire Andrews fait partie de l’équipe centrale de management du KM située à New York. Elle doit coordonner les efforts et le travail de KM réalisés dans les différents bureaux européens ainsi qu’en Asie. Elle s’assure que chaque bureau où qu’il soit bénéficie à tout moment des meilleures ressources de la firme. Il s’agit d’un échange permanent entre les différents bureaux. " Je dois aider les personnes chargées du KM en local à faire remonter toutes les informations utiles pour que la firme toute entière en profite ", explique Claire Andrews. A la source de ce travail, il y a le " tracking " qui consiste à savoirà tout moment qui fait quoi et où. Ainsi, dès qu’un dossier ou une transaction s’achève, les membres des équipes de KM interrogeront les avocats concernés afin d’identifier les documents ou modèles qui ont vocation à venir enrichir le système de KM de la firme.

A cet effort de tracking, Cleary Gottlieb associe des " projets de KM " assignés à chacun de ses practice groups qui auront à conduire un travail permanent de réflexion et de mise à jour des documents et des procédures de référence.

Les Professional Supports Lawyers (PSL) ou Knowledge Management Lawyer (KML)

Le Knowledge Management est aussi le travail des Professional Support Lawyers (PSL) ou des Knowledge Management Lawyers (KML) dont disposent de plus en plus de cabinets. Ces avocats sont chargés de collecter et d’organiser le savoirfaire du cabinet pour en faire bénéficier leurs confrères. Ce sont le plus souvent des avocats qui ont voulu prendre un peu de recul par rapport au travail sur les dossiers et les contacts avec les clients pour se consacrer au support de leurs confrères. Ces gardiens de la doctrine des cabinets peuvent également avoir des
fonctions de lobbying auprès des pouvoirs publics dans leurs domaines de prédilection.

Le recours aux PSL ou KML dépend à la fois de la taille et de la culture des cabinets.  Ainsi, Cleary Gottlieb compte peu de PSL et a choisi de transférer la plus grande charge du travail de KM aux Practice Groups. D’autres cabinets comme les grands cabinets anglais ou, en France, le cabinet Fidal y font un recours systématique et font des PSL une partie intégrante des ressources du cabinet avec un statut déterminé et clair visant à ce que ces avocats ne soient pas pénalisés par le fait d’avoir renoncé à tout ou partie de leurs dossiers.

Quand des PSL font partie de la stratégie KM d’un cabinet, il est capital que ces avocats soient valorisés par leur cabinet et respectés par leurs pairs. Bien que n’étant pas en première ligne dans les dossiers, ces avocats vont mener une mission de pilotage technique qui doit avoir l’adhésion de toutes les équipes concernées. Ainsi, certains cabinets qui ne souhaitent pas une différenciation excessive entre les PSL et les autres avocats fixent des règles de " retour aux dossiers " des PSL après un temps consacré exclusivement aux fonctions de support.

La technologie militaire et l'intelligence artificielle au service des avocats

" La technologie renforce les possibilités et l’importance du Knowledge Management ", dit Claire Andrews. Elle parle en connaissance de cause puisque Cleary Gottlieb vient d’obtenir la première place du classement des cabinets d’avocats réalisé par le Financial Times consacré à la technologie et au know-how. En effet, le cabinet a décidé de pousser très loin sa réflexion sur ce que pouvaient apporter les technologies les plus sophistiquées appliquées au Knowledge Management. Il a donc sollicité les services d’une société de consultants, Tacit Connexions, spécialisée dans la collecte de connaissances tacites et leur modelisation en systèmes web. Ces technologies sont utilisées dans le domaine militaire et les biotechnologies.

L’objectif de Cleary Gottlieb était de mettre en place les techniques les plus efficaces pouvant permettre de recueillir la connaissance des avocats expérimentés pour en faire bénéficier les autres. A la base de cette réflexion, il y avait le constat que la meilleure façon de partager l’expérience n’était pas simplement dans la lecture des articles écrits par tel ou tel associé ou la simple ré-exploitation d’un document utilisé dans une transaction précédente. Le cabinet a donc décidé de recueillir le savoir de ses avocats avec des méthodes inspirées de celles appliquées aux débriefings des pilotes de chasse qui servent ensuite à programmer les simulateurs de vol.

Ce travail réalisé en coopération avec le Département d’Intelligence Artificielle de l’université de Southampton permet de recueillir les propos des avocats avec des techniques spécifiques d’entretien, de questions ouvertes et fermées. Les propos et le raisonnement ainsi recueillis sont alors structurés pour pouvoir être exploités de la manière la plus efficace.

Cette technique développée par Cleary Gottlieb a vocation à s’intégrer dans l’Internet dit " sémantique ",  qui sera la prochaine génération d’écriture informatique, plus puissante et plus intuitive que le html et le xml utilisés actuellement. Pour le moment appliquée au droit de la concurrence, l’expérience va maintenant être étendue à d’autres domaines.

Rendre le KM prioritare

Comme dans toute problématique de gestion de l’information, le KM pose le problème de la compilation et du traitement de l’information ainsi que celui de son utilisation par celles et ceux à laquelle elle est destinée.

Laurent Julienne évalue à 7% du temps des avocats et 5% du Chiffre d’affaires du cabinet, les ressources qu’il souhaite que son cabinet consacre au KM. Lerins est proche de cet objectif. Le temps consacré concerne autant les collaborateurs que les associés. " Tout le temps de formation et de modélisation est valorisé dans les time sheets, c’est le travail de tous et c’est la culture du cabinet ", explique-t-il. Il relève toutefois avec regret que quand il arrive qu’un avocat soit indisponible en raison de son travail de formation, les clients ne le comprennent pas toujours. Il fait donc un effort de pédagogie et de communication sur ce point pour que les clients comprennent que des avocats bien formés et un KM efficace, se traduisent par des gains de temps et de productivité dont le client bénéficie in fine.

Claire Andrews estime qu’il faut continuer à porter l’effort sur la formation des avocats en matière de Knowledge Management pour qu’ils profitent au maximum de l’information disponible. Il faut pour cela rendre les systèmes toujours plus ouverts et faciles d’utilisation. " Il faut faciliter l’accès à l’information et à la connaissance sans restreindre ni contraindre les avocats ", explique-t-elle. Elle réfléchit actuellement à la manière dont l’email et les PDA – très adaptés à la communication mais moins pour le KM – pourraient venir l’aider dans sa démarche.

S’il fallait déterminer les facteurs de réussite d’une stratégie de KM efficace, il faut constater que la mise en place de procédures et d’outils adaptés à l’activité et à la taille du cabinet est un préalable indispensable mais n’est pas pour autant une garantie de réussite. Celle-ci viendra des choix fondamentaux du cabinet.

A ce titre, il faut une coopération de qualité entre les collaborateurs et les  associés, chacun devant se sentir à la fois concerné et responsable. La valorisation du temps consacré au KM est également un facteur décisif car si ce temps n’est pas considéré aussi important que celui directement affecté aux dossiers, le KM ne fonctionnera pas. En tout état de cause, l’ultime bénéficiaire d’un Knowledge Management efficace, c’est le client.