Tunisie, un contexte juridique hors du commun

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Ferhat Horchani, Président de l’Association Tunisienne de Droit ConstitutionnelExplications sur le contexte juridique de la Tunisie depuis la Révolution du 14 janvier 2011, avec Ferhat Horchani, président de l’Association Tunisienne de Droit Constitutionnel  et professeur à la Faculté de Droit et Sciences Politiques de Tunis.

 

 

 

 

 

Quel est le contexte juridique actuel de la Tunisie ? Qu’est-ce qui a changé depuis la Révolution ?

Ferhat Horchani : Depuis la Révolution, la Tunisie a connu deux périodes de transition. La première période transitoire a duré jusqu’aux élections du 23 octobre 2011. Il n’y avait à ce moment-là aucune Constitution, celle de 1959 ayant été suspendue. Cette première période transitoire a été caractérisée par une méconnaissance du paysage politique tunisien, personne ne connaissait la force de l’autre. C’était une véritable euphorie politique qui s’expliquait par le fait qu’il n’y avait jamais eu jusque-là de véritables élections démocratiques en Tunisie.

Notre solution ad hoc a consisté à désigner de manière consensuelle une institution originale, composée de personnalités indépendantes. Personnellement, j’ai dirigé la sous-commission qui a élaboré les textes sur les élections. Cette instance a porté le nom au départ de Commission Supérieure pour la Réforme politique puis Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique. Elle fonctionnait pratiquement comme une assemblée législative adoptant des textes de transitions.

Quels étaient les objectifs de cette instance ?

F.H : C’était un moment historique de rédiger une nouvelle Constitution, la troisième de l’histoire du pays, il fallait faire participer tout le monde. 

En tant qu’institution législative, elle a adopté les textes relatifs aux élections dont celui sur la création d’une instance supérieure pour les élections. Ainsi, ce n’est plus le ministère de l’Intérieur qui supervise les élections mais cette nouvelle instance. Elle a aussi permis l’adoption du texte sur l’élection de l’assemblée constituante et d’autres textes importants relatifs aux partis politiques, aux associations, à l’audiovisuel etc.

Le second rôle de cette instance était de contrôler le gouvernement transitoire.

Quelles ont été plus précisément les questions soulevées ?

F.H : Tout d’abord, il a fallu trouver un mode de scrutin qui fasse participer tout le monde, même les petits partis. Cela excluait forcement tous les scrutins majoritaires. Nous avons donc adopté pour le mode de scrutin proportionnel au plus fort reste. Ce mode s’est imposé. Il a été critiqué par tout le monde, à la fois les gagnants et les perdants. Pourtant, la victoire des islamistes est relative car ils n’ont pas eu de majorité absolue. Ils n’ont eu que 37% des voix c’est à dire le score le plus important, c’est donc un plus ou moins vainqueur. Le plus fort reste mais cela permettait aux petits partis d’avoir des sièges. (cf l’illustration ci-dessous)

Finalement ce mode de scrutin va être reconduit pour les prochaines élections. A mon avis dans une période de transition démocratique dans des pays comme la Tunisie il faut ce genre de mode. Les modes majoritaires fonctionnent dans des pays qui ont des traditions démocratiques.

graphique elections_tunisie

Personnellement de quel mode de scrutin auriez-vous été partisan ?

F.H : Uninominal à deux tours. Cependant, c’était difficile de le mettre en place car il aurait fallu un nouveau découpage des circonscriptions. Et ce nouveau découpage n’était pas seulement technique, il était avant tout très politique.

Pour les prochaines élections afin éviter l’éparpillement des voix, et le nombre de liste deux nouvelles règles politiques et juridiques vont être établis :
- Les partis vont s’allier. Le contexte politique actuel n’a rien avoir à celui d’avant les élections. Les partis politiques vont se regrouper entre deux grands pôles (islamistes nationaliste, gauche libéraux, extrême gauche), le nombre de candidats va pouvoir ainsi diminuer.
- Instauration d’un pourcentage minimal de voix pour qu’un parti soit représenté au sein de la prochaine assemblée. Celui qui n’a pas 3% de voix pas exemple ne peut pas avoir de siège.

A quel problème avez-vous dû faire face ensuite ?

F.H : Ensuite, nous nous sommes demandé s’il fallait adopter la parité au sein de l’assemblée constituante. Cela a été une innovation importante de la Tunisie. Elle a été adoptée mais elle n’a évidemment pas aboutie à une parité réelle. Il doit avoir environ 25 ou 30 % des femmes, ce qui est tout de même un taux important comparé à des pays comparables.

Cette instance a aussi décidé d’interdire les anciens du régime de Ben Ali de se présenter aux élections. Qu’en pensez-vous ?

F.H : C’est une question très polémique, qui se pose à tous les pays en transition. Personnellement, je suis totalement contre leur exclusion. C’est contraire aux conventions internationales, contraire au pacte du droit civil et politique. Seule la justice peut prendre la décision d’exclure quelqu’un de ses droits politiques.

La seconde période transitoire devrait aboutir à l’élaboration d’une nouvelle Constitution définitive ainsi qu’à des élections. Participez-vous à la rédaction de cette nouvelle constitution ?

F.H : Indirectement oui par le biais de la société civile et particulièrement par l’Association Tunisienne de Droit Constitutionnel. Les experts (ndrl : le quartet est composé du parti Ennahdah, des syndicats UGTT avec le patronat UTICA, de l'Ordre des avocats et de la Ligue tunisienne des droits de l'Homme) ne nous ont pas associés à la rédaction de la nouvelle Constitution. Cependant, sous la pression de la société civile, nous en sommes actuellement au cinquième projet.

L’Association Tunisienne de Droit Constitutionnel a joué un rôle fondamental : à chaque projet nous avons été très critiques même excessivement je pense, exprès pour déclencher le débat national. 

Quelles critiques avez-vous établies dans ces projets de constitution ?

F.H : Nous avons soulevé plusieurs questions importantes :
- la religion de la Constitution : au départ les islamistes voulaient instituer la charia dans la Constitution. Sous la pression de la société civile ils s’y ont renoncé ce qui va pouvoir affirmer le caractère civil de l’Etat.
- le caractère civil de l’Etat,
- les droits des femmes,
- la nature du régime politique : quel régime politique choisir, soit un régime parlementaire (ce que le parti Ennahdha voulait au départ) soit un régime semi-présidentiel où le président est élu au suffrage universel.

Pensez-vous que la fin de la crise politique est proche ?

F.H : Pour la rédaction de la Constitution nous avons choisi la voie la plus longue et la plus difficile : le consensus. Contrairement à la solution égyptienne par exemple qui s’est avérée catastrophique.

Maintenant tout le monde, y compris les islamistes, est d’accord sur plusieurs points : il ne peut avoir qu’une Constitution consensuelle et non pas une Constitution minée par des arrières pensées, il est nécessaire d’avoir un régime politique équilibré, des élections transparentes et libres et une instance des élections indépendante. Nous sommes tous fatigués par l’après-révolution et la situation économique catastrophique du pays exige de mettre fin à cette période de transition.

La Tunisie va peut-être offrir à la communauté internationale l’occasion de démontrer que l’islam et la démocratie sont compatibles à condition que les islamistes tunisiens croient sincèrement à la démocratie et à l’alternance. Ce qui est certain c’est que si cela doit réussir c’est en Tunisie que cela se fera et nulle part ailleurs car ici tous les ingrédients de la réussite sont présents. Nous serions alors le seul pays arabe où avec les islamistes au pouvoir. Nous aurons une Constitution sans charia ce qui est quand même une grande révolution.

Les islamistes vont-ils quitter vraiment le pouvoir comme annoncer ?

F.H : Un parti doit être avant tout être un parti national, un parti tunisien. Si les islamistes abandonnent de manière crédible, sincère et convaincante leur volonté de changer le mode de vie des Tunisiens, je pense qu’ils vont réussir à s’intégrer dans la vie politique du pays. Ils doivent abandonner cette idée de confusion entre l’islam et la politique.
L’islam politique est un échec. Pour autant la Tunisie n’a jamais été un pays laïc. La laïcité est un concept exclusivement français qui n’est pas exportable.

 

 

Propos recueillis par Delphine Iweins

Cette interview a été réalisée dans le cadre du "tour du monde des avocats d'affaires" de Delphine Iweins