La spécialisation sectorielle des avocats

Décryptages
Outils
TAILLE DU TEXTE

Comment les avocats choisissent-ils de naviguer dans ces disciplines sectorielles ? Comment les cabinets s’organisent-ils pour faire face à des demandes de plus en plus précises ?

Traditionnellement, le droit se divise en matières ou en spécialités qui ressemblent peu ou prou à la nomenclature des cours de l’université ou aux tables des matières des manuels ou des traités. Cette organisation du droit a certes ses mérites et elle reste indispensable. Cependant, les temps changent et le droit est sans cesse modifié en fonction des bouleversements du monde économique. Des activités encore inexistantes il y a vingt ans sont devenues des secteurs économiques florissants et le droit les a accompagnés dans leur évolution.

Le droit s’adapte sans cesse pour organiser et sécuriser les échanges et transactions mais aussi pour sécuriser et protéger les individus dans cet environnement. Au fil de ces évolutions, les juristes et leurs clients se sont mis à parler de droit de l’informatique, de droit de l’audiovisuel ou encore de droit du sport. Mais ces droits, que sont-ils ? De nouvelles matières à part entière ou des paniers dans lesquels se retrouvent des petits morceaux de droit des personnes, de droit des contrats, de droits d’auteur... Peu importe, la réalité est là : l’omniprésence du droit dans la vie économique entraîne des besoins de compétences de plus en plus précises et une spécialisation qui se définit de plus en plus en fonction de domaines économiques que de matières juridiques.

Dans cet article, nous avons voulu réfléchir à cette évolution et à ses conséquences sur la pratique du droit mais également analyser son impact sur les relations entre l’avocat et ses clients et ses incidences sur le plan du marketing et de la communication des cabinets d’avocats.

Une tendance inéluctable

La spécialisation sectorielle n’est pas nouvelle chez les avocats. Depuis longtemps, certains secteurs économiques ont engendré des spécialisations juridiques telles que le droit des transports ou de la construction. Cette tendance a néanmoins connu une accélération brutale au cours de ces dernières années à tel point qu’on peut s’interroger sur la question de savoir si, dans la vie des cabinets d’avocats, une organisation qui reposerait sur la seule classification traditionnelle des matières juridiques n’appartient pas au passé.

Des cabinets comme Bird & Bird ont depuis longtemps adopté une approche sectorielle de leurs marchés, comme l’explique Frédérique Dupuis Toubol, managing partner du cabinet à Paris. "Bird & Bird a été l’un des premiers cabinets internationaux à croire à l’importance d’une organisation par secteurs économiques complétant l’organisation par pratiques juridiques. Dans un environnement juridique de plus en plus complexe et sur un marché du droit des affaires qui a atteint la maturité, nos clients exigent de nous que soyons beaucoup plus que d’excellents "techniciens du droit". Ils veulent que l’avocat joue pleinement son rôle de conseil, ce conseil ne pouvant pas être limité à la technique juridique mais devant prendre en compte l’ensemble des aspects du dossier. "Pour pouvoir jouer ce rôle de conseil, l’avocat doit connaître le secteur économique dans lequel évolue son client", dit-elle.

Cette stratégie de Bird & Bird accompagne les mutations économiques. C’est ainsi que s’est bâtie la construction internationale du cabinet. Bird & Bird s’est développé en Europe du Nord (Suède et Finlande) en accompagnant l’industrie des télécommunications et de l’informatique qui y est puissante. Tous les ans, le cabinet met en place de nouveaux groupes sectoriels. Son groupe Energie qui s’est constitué il y a moins de trois ans dans un contexte d’ouverture à la concurrence
du secteur et de développement des énergies renouvelables, a connu un développement et une croissance spectaculaires dans un temps record.

"Les clients veulent un avocat qui parle leur langage. Les clients sont de plus en plus experts. Ils en attendent autant de leurs avocats", confirme Gilles Amsallem, avocat associé du cabinet Taylor Wessing à Paris.

En droit social, la spécialisation sectorielle connaît également un développement constant. "En droit social, la spécialisation sectorielle est rendue d’autant plus naturelle par l’existence des conventions collectives sectorielles", commente Isabelle Mathieu, associée du cabinet DaeM Partners. Son cabinet s’est spécialisé sur les secteurs de l’hôtellerie, de la presse et de l’audiovisuel. Ces choix ne sont pas le fruit du hasard. Ils correspondent à un savoir-faire et une expérience spécifiques des associés (Isabelle Mathieu a travaillé pendant trois ans chez Canal

Plus et elle enseigne par ailleurs à l’Institut du Tourisme de la Sorbonne) mais aussi à des secteurs particulièrement complexes en ce qui concerne les relations
sociales.

"Le client ne veut pas payer la formation des avocats. Il veut des spécialistes tout de suite", ajoute Isabelle Mathieu. En effet, la spécialisation sectorielle s’inscrit dans un contexte économique où tous les opérateurs deviennent de plus en plus experts et ils veulent retrouver ce niveau d’expertise chez leurs conseils.

DaeM Partners se positionne d’ailleurs comme un cabinet d’avocats qui fait du conseil stratégique en droit social. En effet, les clients ne sont plus disposés à seulement recevoir une analyse ou des conseils théoriques de la part de leurs avocats, ils veulent que l’analyse juridique aboutisse à une position concrète et stratégique qui repose sur une expérience de situations vécues.

L'intensité du lien entre l'avocat et son client juriste d'entreprise

La spécialisation sectorielle participe naturellement à intensifier la relation entre l’avocat et son client. Les deux parlent le même langage et avancent ensemble dans les dossiers sans perdre de temps en explications inutiles. La relation de confiance est également renforcée par le fait que l’avocat ayant une spécialisation sectorielle forte s’établit dans un environnement économique dans lequel il devient de plus en plus connu.

« Les secteurs économiques sont très consanguins », explique Bruno Courtine, avocat associé chez Vaughan Avocats. « Un avocat qui connaît le mode d’expression d’un secteur voit sa crédibilité renforcée et ceci s’accentue quand son réseau s’élargit par le fait que ses interlocuteurs changent de société dans le même secteur ».

En effet, les clients d’un même secteur parlent entre eux et retrouvent leurs avocats dans les instances professionnelles ou organisations diverses qu’ils fréquentent.

Ces mêmes avocats participent à des commissions ou des travaux parlementaires qui réfléchissent aux grands enjeux sur ces secteurs. Tous ces phénomènes participent à la création d’une intimité professionnelle très forte entre l’avocat et ses clients juristes d’entreprise ou DRH qui existe rarement chez l’avocat généraliste ou moins spécialisé.

Ces relations très proches peuvent même déboucher sur un travail de lobbying institutionnel quand c’est l’avocat qui fait le lien entre les problématiques opérationnelles de ses clients et le pouvoir législatif.

Il faut ajouter que la qualité et l’intensité de la relation entre l’avocat et ses clients reposent non seulement sur ses connaissances et son expertise mais également sur une confiance sur le rapport qualité/prix de la prestation de l’avocat.

Le client sait qu’en s’adressant à un vrai spécialiste de son secteur, tout le temps d’apprentissage est déjà passé. Il en résulte logiquement une facturation qui reflète entièrement la valeur ajoutée de l’avocat. Sa relation avec son client n’en sera que plus durable.

La spécialisation sectorielle et l'organisation du cabinet

« Il y a deux business models pour la spécialisation sectorielle », explique Gilles Amsallem, « le cabinet de niche spécialisé sur un secteur avec une spécialité sur l’environnement juridique de ce secteur et celui du cabinet full service spécialisé par secteurs ». C’est pour le second de ces modèles qu’à opté Taylor Wessing.

Selon Gilles Amsallem, les cabinets de niche courent de plus en plus le risque de perdre leurs clients dans leur spécialité s’ils ne sont pas capables de servir ces  clients quand leurs besoins s’élargissent. Son analyse est d’autant plus éclairée qu’il a passé de nombreuses années chez Landwell où prévaut la culture des Big 4 qui ont intégré la spécialisation sectorielle depuis longtemps. Il faut cependant exclure le domaine du droit social de sa réflexion car les avocats de droit social sont en prise directe avec les DRH et n’ont pas la même préoccupation de cen-tralisation des dossiers que les directeurs juridiques confrontés à un éventail de       problèmes et de domaines beaucoup plus variés.

Chez Taylor Wessing, la démarche sectorielle est organisée à tous les niveaux du cabinet. « Notre organisation est un cube à double entrée : d’une part les secteurs dans lesquels le cabinet est spécialisé (Médias, Cinéma, Sport, Energies renouvelables...) et d’autre part les domaines traditionnels de la pratique du droit (Corporate, Fiscal, Social). Les professionnels sont les points où se rencontrent ces vecteurs », explique Gilles Amsallem.

Il est intéressant de noter que chez Taylor Wessing, cette construction très collective dans son organisation a pu se mettre en place autour d’individualités qui avaient déjà des réputations solides dans leurs secteurs respectifs.

Chez Bird & Bird, on retrouve cette approche matricielle, comme l’explique Von-nick Le Guillou, avocat associée chez Bird & Bird et responsable du secteur aviation à Paris. « Au niveau international, il y a des groupes dédiés aviation principalement à Londres, Stockholm, Bruxelles et Paris. Mais c’est précisément l’organisation matricielle du cabinet (secteurs/pratiques du droit) qui nous permet de faire appel, pour des clients du secteur aviation, à des membres des autres groupes pour être le plus efficace possible. A titre d’exemple, un contentieux de propriété industrielle pour un client du groupe aviation sera traité en équipe avec le groupe IP », dit-elle.

Sur un autre point touchant à l’organisation, il faut noter que la spécialisation sectorielle amène les avocats à travailler de plus en plus fréquemment aux côtés de consultants spécialisés sur leur secteur. Ces consultants qui sont souvent associés au travail de l’avocat à l’initiative de ces derniers permettent de donner au client un travail plus exploitable sur le plan pratique. Cette adjonction de consultants permet aussi d’arbitrer les risques concrets sur le terrain d’une solution préconisée par l’avocat.

Une veille sectorielle permanente

« Si vous êtes identifié comme un spécialiste dans un secteur, vos clients suscitent en permanence votre mise à jour », explique encore Gilles Amsallem. « Les questions de nos clients ne cessent de nous actualiser », ajoute Isabelle Mathieu dans le même sens.

Les cabinets ayant des spécialisations sectorielles fortes développent une culture qui va bien au-delà du domaine purement juridique. Ces cabinets pratiquent une veille économique, parfois technologique, dans les secteurs concernés pour être assurés de toujours se trouver au même niveau de connaissance que leurs clients.

La mise en place de systèmes performants de knowledge management joue un rôle clé.

Dans des domaines comme l’aéronautique, cette nécessité de partager la culture du client va particulièrement loin. « L’aéronautique est à la fois une technologie de pointe et une passion pour ceux qui y travaillent. L’avocat doit pouvoir rentrer dans les aspects techniques qui sont la problématique du dossier », dit Vonnick Le Guillou.

Un axe de communication et de marketing

"Nous intégrons pleinement nos spécialités sectorielles dans nos actions de communication", explique Gilles Amsallem. Taylor Wessing est en effet partenaire d’événements dans les secteurs où il exerce et d’une manière générale, l’axe sectoriel est privilégié dans les actions de communication du cabinet. "Les médias veulent des spécialistes dans des domaines précis", ajoute Gilles Amsallem. Ce point est intéressant car il rappelle que quand des journalistes souhaitent un avis d’avocat, ils iront chercher un expert d’un secteur économique (presse, sport, aéronautique...) et pas un expert des contrats de licence ou de la responsabilité délictuelle.

La spécialisation sectorielle a donc des vertus évidentes. Pour Isabelle Mathieu, ces vertus sont telles que " le marketing se fait tout seul. Dans les secteurs où les gens se connaissent, le bouche à oreille fonctionne très bien".

Pour Brigitte Van Dorsseleare et Marie Jeannest de Gyvès, d’Image Juridique, qui conseillent de nombreux cabinets d’avocats, la spécialisation par secteur économique, plutôt que par branche juridique, constitue un axe de communication efficace car différenciant. Le principal enjeu de la communication est, en effet, de mettre l’accent sur ce qui différencie un cabinet d’un autre cabinet.

« Nous recommandons toujours à nos clients, dès le démarrage de notre collaboration, et quelles que soient les missions confiées, de mettre en place une stratégie de communication basée sur l’expertise sectorielle du cabinet », explique Brigitte Van Dorsselaere.

Brigitte Van Dorsselaere et Marie Jeannest de Gyvès constatent que les cabinets ont encore trop souvent tendance à mettre en avant, dans leurs plaquettes ou sur leurs sites, des éléments devenus trop répandus (réactivité, disponibilité, compétence, travail en équipe, respect de la déontologie, tradition et modernité).

Or, c’est aujourd’hui le minimum attendu par le client. Ce dernier sera bien plus sensible à la manière dont les avocats comprennent sa problématique, les enjeux de son secteur d’activité et de son organisation. Il appréciera de retrouver chez l’avocat une approche, une philosophie et une dynamique proches de la sienne.

Dans la mise en place d’une stratégie de communication orientée sur la spécialisation sectorielle, plusieurs cas se distinguent. Il y a le cas de la spécialisation sectorielle avérée et reconnue du cabinet. Dans ce cas, le travail de réflexion et d’accompagnement va se concentrer sur la manière dont cette spécialité est mise en avant dans des publications spécialisées, lors de conférences, de formations, de participation à des instances professionnelles, etc.