Les chambres internationales européennes et de Singapour : plusieurs mouvements, une seule symphonie

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Dr. Ioana Knoll-Tudor, associée locale, Jeantet, revient sur les chambres internationales européennes et de Singapour.

Une étude de 2018 commandée par la commission des affaires juridiques du Parlement européen exhorte le législateur européen à envisager la création d’un tribunal de commerce au niveau de l’Union européenne pour offrir aux sociétés commerciales une alternative à la fois aux tribunaux des États membres et à l’arbitrage commercial international[1] .

Cette recommandation s’inscrit dans le cadre d’une concurrence récente entre différentes juridictions, notamment européennes, en matière de résolution des différends commerciaux. En effet, plusieurs initiatives ont vu le jour, notamment via la création de chambres anglophones spécialisées et dotées de règles de procédure spécifiques et plus adaptées. Le présent article offre un bref aperçu des principaux projets de création de chambres internationales qui existent actuellement en Europe et à Singapour.

Les chambres internationales constituent un phénomène récent [2] . À l’exception de la London Commercial Court (LCC) fondée en 1895, les autres chambres internationales ont été créées au cours des quatre dernières années : la Singapore International Commercial Court (SICC) le 5 janvier 2015 [3] , la Chambre pour le règlement des différends commerciaux du Tribunal régional de Francfort le 1er janvier 2018[4] , la chambre internationale de la Cour d’appel de Paris le 7 février 2018[5] et la Netherlands Commercial Court (NCC) le 1er janvier 2019[6] . La Brussels International Business Court (BIBC) devrait quant à elle être opérationnelle d’ici 2020.

À l’inverse de l’arbitrage commercial, fonctionnant comme une forme privée de règlement des différends, les chambres internationales ont été systématiquement intégrées à l’ordre judiciaire national, exception faite de la BIBC. La LCC constitue ainsi une subdivision de la Queen’s Bench Division de la Haute Cour de Justice (High Court of Justice), l’un des tribunaux supérieurs de l’Angleterre et du Pays de Galles. La SICC est une branche de la Haute Cour de Singapour (High Court of Singapore), qui constitue la chambre basse de la Cour suprême de Singapour. La chambre internationale de Francfort a été conçue comme une chambre spécialisée au sein du Tribunal régional de Francfort.

Les modèles français et néerlandais offrent quant à eux l’accès à une chambre internationale tant en appel qu’en première instance. Les décisions rendues par la chambre internationale du Tribunal de commerce de Paris et par la chambre commerciale du Tribunal régional d’Amsterdam (NCC District Court) peuvent ainsi faire l’objet d’un recours direct, respectivement devant la chambre internationale de la Cour d’appel de Paris et la chambre commerciale de la Cour d’appel d’Amsterdam (NCC Court of Appeal), dont les jugements peuvent eux-mêmes être contestés auprès de la Cour de cassation en France et de la Cour suprême aux Pays-Bas.

Enfin, la BIBC ne sera pas incorporée à l’ordre judiciaire belge, mais fonctionnera comme une juridiction semi-permanente, agissant sur une base ad-hoc, et connaîtra des litiges en première et dernière instance, sans qu’un recours soit possible (sauf exceptions).

• Compétence

Les chambres internationales ont une compétence assez large, ce qui n’apparaîtra pas surprenant dans la mesure où leur objectif affiché est de rendre leur juridiction encore plus attractive pour les entreprises et autres acteurs internationaux. La compétence de la LCC s’étend ainsi « à toute demande relative à une transaction commerciale » et celle des chambres internationales françaises aux « litiges qui mettent en jeu les intérêts du commerce international ». La compétence des chambres internationales singapourienne, allemande, néerlandaise et belge sont, en revanche, soumises à des conditions cumulatives qui comprennent toutes, a minima, les deux critères suivants : (i) le caractère international et commercial du différend, et (ii) l’accord exprès des parties en faveur de la compétence de la chambre spécialisée. En outre, et d’après les règles applicables aux chambres internationales allemande et néerlandaise, le litige ne doit pas relever de la compétence spéciale d’une autre chambre ou d’un autre tribunal, et les parties doivent avoir convenu que la procédure se déroulera en anglais.

L’accord des parties sur la compétence de la chambre internationale concernée est donc une condition impérative dans certains cas, pour qu’un litige soit tranché par celle-ci. Cependant, la compétence des chambres internationales françaises « peut » résulter d’une stipulation contractuelle, ainsi que d’une orientation par la chambre de placement du Tribunal de Commerce de Paris. Certaines chambres internationales prévoient ainsi des clauses types d’attribution de juridiction [7] .

Il convient enfin de noter que la SICC et la NCC Court of Appeal sont également compétentes pour connaître des recours exercés contre les sentences prononcées en matière d’arbitrage international. Pour ce qui est de la chambre internationale de la Cour d’appel de Paris, bien que cette compétence soit mentionnée dans le Protocole, la chambre ne traite pas, à ce stade, ce type de recours.

• Juges

Une fois le litige soumis à une chambre internationale, l’affaire sera portée le plus souvent devant un collège de trois juges sauf dispositions qui prévoient un juge unique (par exemple devant la SICC et devant la chambre internationale du Tribunal de Commerce de Paris. A titre d’exception la LCC siège à 8 juges. Toutes les chambres internationales n’exigent cependant pas les mêmes compétences et expériences des juges et, lorsque cela est applicable, font une distinction entre les juges qui siègent en première instance et ceux qui siègent en appel.

En effet, lorsqu’elles agissent en tant que juridictions de première instance, les chambres internationales sont habituellement composées de juges non-professionnels. À ce titre, la chambre internationale auprès du Tribunal de commerce de Paris[8] est composée exclusivement de juges consulaires, désignés parmi la communauté d’affaires et qui ont tous, a minima, une pratique de l’anglais juridique, ainsi que d’autres langues, en raison de leurs formations et de leurs parcours professionnels de dirigeants d’entreprises.

En revanche, au stade de l’appel, les chambres internationales anglaise, singapourienne, française et néerlandaise sont uniquement composées de juges professionnels. À cet égard, il est intéressant de noter que la SICC désigne des juges internationaux issus de pays aussi bien de tradition civiliste que de common law (comme par exemple Dominique T. Hascher).

Enfin, les affaires portées devant les chambres internationales allemande et belge seront, pour leur part, soumises à un collège mixte, composé d’un juge professionnel et de deux juges non-professionnels, membres de la communauté d’affaires et experts en droit commercial.

• Langue anglaise

Parmi les règles spécifiques des chambres internationales, une innovation importante apportée par les chambres internationales est sans aucun doute l’utilisation de la langue anglaise au cours de la procédure. Exception faite de l’Angleterre, du Pays de Galles et de Singapour, il s’agit d’une entorse exceptionnelle à la pratique qui veut que toute procédure se déroule dans la langue officielle de la juridiction auprès de laquelle elle est initiée.

Cependant, l’utilisation de l’anglais varie en fonction des juridictions. Ainsi, devant la Chambre pour le règlement des différends commerciaux du Tribunal régional de Francfort, l’usage de l’anglais est possible si les parties y ont expressément consenti alors que devant la NCC, l’anglais est la langue officielle de la procédure, à moins que les parties demandent au tribunal de manière unanime d’autoriser l’utilisation du néerlandais pour une partie ou pour l’ensemble de la procédure. Ainsi, dans les conditions évoquées plus haut, tant en Allemagne qu’aux Pays Bas, l’ensemble de la procédure – y compris les audiences, les soumissions écrites, les moyens de preuve ainsi que le jugement final – peut se dérouler en anglais.

En France, les procédures devant les chambres internationales peuvent se dérouler en anglais à l’exception des actes de procédure (soumissions, jugement) qui doivent obligatoirement être rédigés en français (le jugement pourra faire l’objet d’une traduction assermentée). Les experts, témoins et parties pourront être entendus et interrogés dans leur langue, avec une traduction simultanée, aux frais de la partie qui le demande.

• Procédure

Bien que les chambres internationales de Londres, Singapour et Francfort appliquent les règles de procédure générales de leurs ordres juridiques respectifs, d’autres juridictions ont adopté un ensemble de règles de procédure spécifiques pour les chambres internationales. Il s’agit là d’une caractéristique notable des chambres internationales françaises et néerlandaises.

En effet, afin d’introduire des caractéristiques de la common law et des procédures d’arbitrage international, les chambres internationales françaises et néerlandaises ont mis en place des procédures sur mesure et plus adaptées, dans le respect du droit procédural national. Ainsi, dès le début d’une procédure devant les chambres internationales françaises, un calendrier de procédure pourra être fixé. Devant la chambre internationale de la Cour d’appel de Paris, des audiences supplémentaires entre le tribunal et les parties pourront se tenir à divers stades de la procédure afin de recueillir l’accord des parties sur différents points de procédure. La preuve testimoniale occupe également une place importante, permettant aux juges d’interroger les parties et à ces dernières de procéder à un contre-interrogatoire des témoins ou experts. Comme indiqué par François Ancel, président de la chambre internationale de la Cour d’Appel de Paris, lors de la conférence organisée par Paris Place de Droit et le Tribunal de Commerce de Paris [8] , aux dispositions des Protocoles s’ajoutera un guide de procédure plus détaillé à l’usage des parties. Celui-ci donnera entre autres la possibilité aux parties de préparer un mémorandum commun listant les points d’accord et ceux qui restent litigieux, ainsi qu’un dossier de pièces commun.

De même, la NCC a aligné ses règles de procédure sur celles utilisées en matière d’arbitrage international, et notamment les Règles de l’IBA sur l’administration de la preuve dans l’arbitrage international, et admis que la conduite des audiences puisse être adaptée selon les intérêts et préférences des parties. Comme indiqué dans la note explicative figurant en annexe des Règles de procédure de la NCC, les parties peuvent se mettre d’accord sur l’audition et l’interrogatoire de témoins ou experts, ce que le tribunal prendra en considération dans ses décisions sur la gestion de la procédure.
Les règles de procédure applicables peuvent également résulter d’un choix délibéré. Ainsi, les procédures devant la BIBC obéiront-elles à la loi type de la CNUDCI sur l’arbitrage commercial international (UNCITRAL Model Law on International Commercial Arbitration).

• Coûts

En ce qui concerne les coûts de la procédure devant les chambres internationales, dans certaines juridictions les coûts sont les mêmes que devant les chambres ordinaires (ce qui est le cas notamment en France et en Allemagne) alors que d’autres juridictions ont introduit des coûts plus élevés devant ces chambres spécialisées. Ainsi, si les frais d’enregistrement d’une procédure sont de 10.000 pounds (approx. 11.300 euros) devant la LCC, de S$8,000 (approx. 5.000 euros) devant la SICC ou encore de 15.000 euros devant la NCC District Court et 20.000 euros devant la NCC Court of Appeal, en France les coûts demeurent les mêmes, à savoir, 74.50 euros pour une assignation devant la chambre internationale du Tribunal de Commerce de Paris et de 225 euros par partie, devant chambre internationale de la Cour d’Appel de Paris.

• Représentation par un conseil étranger

En France et aux Pays Bas, les avocats étrangers pourront représenter leurs clients devant les chambres internationales seulement après avoir conclu un accord de coopération avec un avocat enregistré au barreau national respectif. Devant la SICC, les avocats étrangers ayant obtenu un enregistrement complet peuvent agir directement et représenter leur client durant toute la procédure (l’enregistrement partiel ne donne droit de représentation que sur des questions de droit étranger).

Si une concurrence existait jusque-là entre les différentes juridictions en tant que sièges d’arbitrage, cette concurrence sera désormais une réalité également pour les tribunaux nationaux ayant créé des chambres internationales. Celles-ci affichent des caractéristiques communes mais présentent également des spécificités permettant aux opérateurs internationaux de choisir la meilleure option pour le règlement de chacun de leur litige. Chaque juridiction crée ainsi son propre mouvement de cette symphonie du règlement des différends internationaux, prenons nos places, écoutons le concert, et pourvu que le son soit juste !

Par Dr. Ioana Knoll-Tudor, associée locale, Jeantet.

NOTES

 ______________________

1- Étude commandée par la commission des affaires juridiques du Parlement européen (JURI Committee), Building Competence in Commercial Law in the 2-Member States, réalisée par Prof. Dr. Giesela Rühl, publiée le 14 septembre 2018 et disponible au : http://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/STUD/2018/604980/IPOL_STU(2018)604980_EN.pdf.
3- On ne traitera pas dans cet article du Dubai International Financial Center (DIFC) crée en 2004 et du Qatar International Court and Dispute Resolution Center (QICDRC) crée 2009.
4-Le règlement de la Singapore International Commercial Court (SICC) : https://sso.agc.gov.sg/SL/SCJA1969-R5.
https://ordentliche-gerichtsbarkeit.hessen.de/ordentliche-gerichte/lgb-frankfurt-am-main/lg-frankfurt-am-main/chamber-international.
5- Protocoles relatifs à la procédure devant le tribunal de commerce de Paris et la Cour d’Appel de Paris (disponible au : https://www.cours-appel.justice.fr/paris/presentation-des-chambres-commerciales-internationales-de-paris-ccip).
6- Règles de procédure de la chambre commerciale du Tribunal régional d’Amsterdam et de la chambre commerciale de la Cour d’appel d’Amsterdam (disponible au : https://www.rechtspraak.nl/SiteCollectionDocuments/draft-ncc-rules-june-2018.pdf).
7- Des clauses types existent notamment pour la SICC (https://www.sicc.gov.sg/docs/default-source/guide-to-the-sicc/sicc_model_clauses.pdf), la chambre internationale du Tribunal de Commerce de Paris (https://www.tribunal-de-commerce-de-paris.fr/fr/clause-type-d-attribution-de-juridiction) et la NCC (https://www.rechtspraak.nl/English/NCC/Pages/clause.aspx).
8- Conférence organisée à Paris, le 17 janvier 2019 - http://www.parisplacededroit.org/fr/actualites/103-attractivite-de-notre-place-de-droit-regards-croises-sur-les-chambres-internationales